« Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi ; mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements. » Mat 6, 14-15 |
Dieu se sert de personnes qui nous font de la peine pour exercer notre humilité, notre patience. Nous verrons un jour combien ceux qui nous crucifient nous sont utiles.
Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704).
Le moyen de renverser le démon, quand il nous suscite des pensées de haine contre ceux qui nous font du mal, c'est de prier aussitôt pour leur conversion. Voilà comme on arrive à vaincre le mal par le bien, et voilà comment sont les saints.
Saint Curé d'Ars (1786-1859),
Homélie, 21° dimanche après Pentecôte.
Le mal est vaincu par le bien, quand on rend bien pour mal. Ainsi agissait Notre-Seigneur et ses disciples, suivant ce que dit Saint Paul :
Maledicimur, et benedicimus. La perfection du chrétien est d'éteindre tout à fait le mouvement de la haine, et n'avoir que de la douceur pour le mal qui nous est fait.
Jean-Joseph Surin (1600-1665),
Catéchisme spirituel, T. 2, 6° partie, chap. II.
Pierre s'approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. En effet, le Royaume des cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu'un qui lui devait dix mille talents (c'est-à-dire soixante millions de pièces d'argent). Comme cet homme n'avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : "Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout." Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais, en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d'argent. Il se jeta sur lui pour l'étrangler, en disant : "Rembourse ta dette !" Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : "Prends patience envers moi, et je te rembourserai." Mais l'autre refusa et le fit jeter en prison jusqu'à ce qu'il ait remboursé. Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés et allèrent tout raconter à leur maître. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : "Serviteur mauvais ! Je t'avais remis toute cette dette parce que tu m'avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ?" Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il ait tout remboursé. C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son coeur. » Mat 18, 21-35 |
Il y a deux façons de lire cette parabole de Jésus. Pardonner de tout son cœur, afin qu'un jour le Père aussi nous pardonne. Il pourrait s'agir d'un marchandage entre Dieu et nous : faisant effort pour pardonner aux autres, nous serions assurés de recevoir à notre tour son pardon. Nous serions en quelque sorte en mesure de lier Dieu, en faisant de lui notre débiteur. Désormais, nous aurions droit à son pardon. […]
Bien sûr, dans la vie ordinaire, il est souvent facile de pardonner. Le mot est même devenu une simple formule de politesse – « pardon » - qui n'a plus rien à voir avec le message de Jésus. Tôt ou tard, cependant, des événements autrement éprouvants nous attendent. Des frustrations dont les plaies mettront toute une vie à se cicatriser. Des tours vraiment méchants qu'on nous joue et qui sont, à la lettre, « pendables ». Des injustices criantes, proprement impardonnables. Aurait-on seulement le droit de pardonner, sans se faire complice de l'injustice, ou sans se faire tort à soi-même ? […]
Comment comprendre alors le commandement de Jésus ? La parabole d'aujourd'hui nous en donne la clé. Si le serviteur impitoyable est condamné, ce n'est pas parce qu'il refuse son pardon. Jésus sait bien que certains pardons sont impossibles, et peut-être même malsains. Il est condamné parce qu'il refuse le pardon après l'avoir reçu en premier. C'est qu'il faut d'abord avoir reçu le pardon de Jésus, avant d'être à même de pardonner à son tour, sans se faire mal, et comme Jésus pardonne.
Or, recevoir le pardon de Jésus, c'est d'abord accepter d'en avoir besoin, c'est prendre sa place parmi les publicains et les prostituées, parmi les pécheurs pour qui seuls Jésus est venu, non pour les juger d'ailleurs, mais pour les sauver (Mt 18,11). C'est se savoir aimé tel quel, en publicain et pécheur, et sans en avoir le moindre droit. C'est sentir comment sa miséricorde nous précède, nous enveloppe, nous déborde, nous transforme, bien au-delà de ce que nous aurions osé demander ou espérer. C'est comprendre que l'amour de Jésus est à tel point aveugle, qu'il ne voit même plus nos péchés ! […]
C'est là l'unique chemin vers le cœur : l'humilité. Voilà le premier degré, incontournable, de l'expérience contemplative chrétienne. Aucun dévouement, aucune rigueur d'ascèse, aucune technique de méditation, orientale ou occidentale, ne pourrait la remplacer. Seule l'humilité du pécheur possède la clé de l'intériorité contemplative, comme aussi du pardon fraternel. Car seul l'amour de Jésus éprouvé à tel point peut dissoudre dans nos cœurs les montagnes de haine accumulées, sans plus nous faire tort, bien au contraire. Car seul celui qui a été guéri ainsi par l'amour de Jésus, peut guérir à son tour, d'un même amour qui ne voit même plus les offenses.
André Louf,
Heureuse faiblesse, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
« Si ton frère vient à pécher, réprimande-le et, s'il se repent, remets-lui. Et si, sept fois le jour, il revienne à toi, en disant : "Je me repens", tu lui remettras. » Lc 17, 3-4 |
On reconnaîtra que tu aimes le Seigneur si n'importe qui au monde, après avoir péché contre toi autant qu'il est possible de pécher, peut rencontrer ton regard, demander ton pardon, et te quitter pardonné.
S'il ne demande pas son pardon, demande-lui, toi, s'il veut être pardonné.
Et si mille fois ensuite il se présente devant toi, aime-le toujours davantage, et cela pour l'amener au Seigneur.
Saint François d'Assise (v.1182-1226),
Lettre n°4 (à un ministre franciscain), in Documents, Ed. Franciscaines, 1968.
En réalité, le pardon est avant tout un choix personnel, une option du coeur qui va contre l'instinct spontané de rendre le mal pour le mal. Cette option trouve son élément de comparaison dans l'amour de Dieu, qui nous accueille malgré nos péchés, et son modèle suprême est le pardon du Christ qui a prié ainsi sur la croix: « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu'ils font » (Lc 23,34).
Le pardon a donc une racine et une mesure divines. Mais cela n'exclut pas que l'on puisse aussi en saisir la valeur à la lumière de considérations fondées sur le bon sens humain. La première de ces considérations concerne l'expérience vécue intérieurement par tout être humain quand il commet le mal. Il se rend compte alors de sa fragilité et il désire que les autres soient indulgents avec lui. Pourquoi donc ne pas agir envers les autres comme chacun voudrait que l'on agisse envers lui-même ? Tout être humain nourrit en lui-même l'espérance de pouvoir recommencer une période de sa vie, et de ne pas demeurer à jamais prisonnier de ses erreurs et de ses fautes. Il rêve de pouvoir à nouveau lever les yeux vers l'avenir, pour découvrir qu'il a encore la possibilité de faire confiance et de s'engager. […]
La proposition du pardon n'est pas une chose que l'on admet comme une évidence ou que l'on accepte facilement ; par certains aspects, c'est un message paradoxal. En effet, le pardon comporte toujours, à court terme, une perte apparente, tandis qu'à long terme, il assure un gain réel. La violence est exactement le contraire : elle opte pour un gain à brève échéance, mais se prépare pour l'avenir lointain une perte réelle et permanente. Le pardon pourrait sembler une faiblesse ; en réalité, aussi bien pour l'accorder que pour le recevoir, il faut une grande force spirituelle et un courage moral à toute épreuve. Loin de diminuer la personne, le pardon l'amène à une humanité plus profonde et plus riche, il la rend capable de refléter en elle un rayon de la splendeur du Créateur.
Jean-Paul II (1920-2005),
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2002, § 7-8 & 10.
Rien ne me persuade mieux qu'il est difficile de pardonner que l'expérience, qui m'apprend qu'il n'est presque rien de plus rare. Notre Maître a pardonné lui-même, à la vue de toute la terre, de la manière du monde la plus généreuse et dans les circonstances les plus difficiles. Ses Apôtres et ses premiers disciples se sont tous signalés par l'imitation d'un si grand exemple. Et cependant qui d'entre nous s'acquitte comme il le faut de ce devoir ? Je ne parle pas ici des gens du monde qui font gloire de se venger, et qui, bien loin d'obéir au précepte de l'Evangile, se comportent envers leurs ennemis comme s'il y avait un précepte de les haïr jusqu'à la mort. Parmi ceux mêmes qui font profession de vertu, est-il rien de si grave que d'en voir qui pardonnent de bonne foi, qui louent ceux qui les blâment, qui prient pour ceux qui les persécutent, qui affectent de rendre service à ceux qui troublent leur repos et qui les traversent en toutes rencontres ? Il est vrai que quand une fois on s'est déclaré pour la dévotion, on se garde bien de dire qu'on se veut venger ; mais souvent on ne laisse pas de le faire et on ne manque pas de protester qu'on ne veut point de mal à son ennemi. Mais, comme si tout était permis après cette précaution, on dit de lui tout ce qu'on sait et souvent même ce qu'on ne sait pas ; on exagère l'injustice et la violence de son procédé ; on prend plaisir à faire remarquer ses défauts ; on réveille le souvenir de ses actions passées. Je veux qu'on ne dise rien qui ne soit vrai, qui ne soit même public ; c'est-à-dire que ce n'est ni calomnie ni détraction. Mais certainement la charité ne peut manquer d'en être blessée ; c'est toujours une espèce de vengeance.
Les dévots tâchent bien de couvrir leur ressentiment de quelque prétexte spécieux ou de zèle ou de justice. Mais il en est bien peu qui tâchent de l'étouffer. Les vicieux déclarés se vengent avec éclat ; les dévots de profession se vengent quelquefois sourdement, sans qu'on s'en aperçoive et bien souvent sans qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes, les autres emploient les armes et la violence pour se satisfaire, ceux-ci le font quelquefois par le silence même et par la modération. Enfin, ceux qui sont les plus éloignés de se venger eux-mêmes sont quelquefois bien aises d'êtres vengés. On a de la complaisance à voir que celui qui nous voulait nuire est tombé lui-même dans le piège qu'il nous tendait ; on apprend avec plaisir que son procédé est condamné des honnêtes gens ; on se réjouit des disgrâces qui lui arrivent. Je ne dis pas seulement que ce n'est pas là aimer comme Jésus-Christ nous l'ordonne ; il est tout visible que c'est haïr et vouloir du mal, je dis même que c'est exercer une véritable vengeance.
La vengeance ne consiste pas à tuer, à frapper, à tirer du sang : toutes ces choses se peuvent faire par un principe de justice et quelques-unes même par un motif d'amour et de charité. Se venger, c'est prendre plaisir au malheur de son ennemi ; c'est trouver de la joie et de la consolation en ce qui l'afflige, soit que nous soyons les auteurs de ses maux, soit qu'ils lui viennent de quelque autre part :
Vindicari non est aliud, nisi delectari vel consolari de alieno malo (1), selon saint Augustin. Or, n'est-il pas vrai que peu de personnes sont exemptes de ces sentiments, et qu'il est bien malaisé de s'en défendre ?
(1) : "Se venger n'est pas autre chose que de se réjouir ou se consoler du mal d'autrui." Citation approximative du texte de saint Augustin :
Quid est vindicari, nisi malo alieno pasci ? (Sermon 211, 7, P.L. 38, 1057).
Saint Claude La Colombière (1641-1682),
Réflexions chrétiennes, in
Ecrits Spirituels, Paris, DDB, 1982.