Alphonse Rodriguez (1526-1616) : Le silence
Le silence ne nous sert pas seulement à apprendre à parler avec les hommes, il nous sert aussi à apprendre à parler avec Dieu et à nous rendre hommes d'oraison. C'est le sentiment de S. Jérôme, qui dit que c'est pour cela que les saints Pères du désert, instruits par le Saint-Esprit, gardent le silence avec soin, comme étant la cause qui produit et qui entretient la contemplation (1). S. Diadoque parlant du silence, dit aussi que c'est une chose excellente, et que c'est ce qui enfante toutes les saintes pensées (2). Si vous voulez donc être homme d'oraison, si vous voulez converser familièrement avec Dieu , si vous voulez n'avoir jamais que de saintes pensées et être toujours en état d'entendre les inspirations du ciel, gardez le silence, et tenez-vous dans le recueillement ; car de même qu'un grand bruit nous empêche d'entendre ce qu'on nous dit, de même le bruit des paroles inutiles et le tumulte des choses du monde nous empêchent de bien entendre les inspirations divines et de concevoir ce qu'elles demandent de nous. Dieu veut être en particulier avec l'âme pour s'entretenir avec elle. Je la mènerai, dit-il, dans la solitude et là je parlerai à son cœur (3) : là je lui ferai sucer le lait des douceurs et des consolations spirituelles (4). Mais comme Dieu n'a point de corps, dit S. Bernard , et qu'il est un pur esprit , aussi est-ce la retraite de l'esprit qu'il demande de nous et non pas celle du corps ; car, dit S. Grégoire, de quoi peut servir celle du corps sans celle de l'âme (5) ? Ce que le Seigneur veut de vous, c'est que vous ayez une demeure au dedans de votre cœur pour vous entretenir avec lui et pour faire qu'il se plaise à s'entretenir avec vous : de cette sorte vous pourrez dire avec le Prophète : Vous vous êtes éloigné du monde par la fuite, et vous vous êtes retiré au désert (6). II n'est pas nécessaire pour cela que vous vous fassiez ermite, ni que vous vous retiriez des lieux où la charité vous appelle pour le salut du prochain ; mais si vous voulez conserver toujours la piété dans votre cœur, et être toujours prêt à vaquer à la prière, demeurez dans le silence et dans le recueillement. S. Dialoque dit très bien que, de même que, quand on ouvre souvent la porte d'un bain, toute la chaleur s'échappe bientôt par là ; de même, quand on ouvre souvent la bouche pour des choses inutiles, toute la ferveur de la dévotion se perd aisément par cette voie : le cœur se dissipe aussitôt à mille objets ; l'âme demeure dépourvue de saintes pensées ; enfin, c'est une chose surprenante de voir comme tout l'esprit de la dévotion s'évapore par là en moins de rien. Mais si vous voulez avoir beaucoup de temps libre et vous ménager un grand loisir pour vaquer à la prière, gardez le silence, et vous verrez que vous aurez du temps de reste pour vous entretenir avec Dieu et avec vous-même. Si vous renonciez aux conversations inutiles, dit Thomas à Kempis (7), que vous n'allassiez plus sans nécessité de côté et d'autre, et que vous vous défissiez de la vaine curiosité des affaires du monde, vous auriez assez de temps pour l'employer à de saintes pensées ; mais vous aimez trop à parler, si vous laissez continuellement dissiper votre cœur à tous les objets qui frappent vos sens, ne vous étonnez pas que le temps vous manque toujours, et que vous n'en ayez pas même assez pour vos exercices ordinaires. C'est ainsi qu'on lit dans l'Ecriture (8) que les enfants d'Israël s'étant répandus par toute l'Egypte pour amasser des pailles, ne pouvaient faire les ouvrages qui leur étaient commandés, de sorte que les officiers de Pharaon les maltraitaient.
Il y a encore ici une remarque très essentielle à faire ; c'est que, comme l'observation du silence nous porte à la méditation, aussi la méditation et l'entretien que nous avons avec Dieu nous portent réciproquement à l'observation du silence. Depuis que vous avez parlé à votre serviteur, disait Moïse au Seigneur, j'ai la langue plus embarrassée et la parole moins à commandement (9). Dès que Jérémie commence à parler à Dieu , il lui dit (10) qu'il n'est qu'un enfant et qu'il ne sait pas parler. S. Grégoire remarque à ce sujet (11) que ceux qui s'adonnent à la spiritualité et qui s'entretiennent ordinairement avec Dieu, deviennent sourds et muets pour toutes les choses de la terre, et ne peuvent ni en parler ni en entendre parler, parce qu'ils voudraient ne s'entretenir d'autre chose que de ce qu'ils aiment, et que tout ce qui ne leur en parle point leur est ennuyeux (12). Nous l'expérimentons quelquefois nous-mêmes : en effet, lorsque Dieu a répandu ses grâces sur vous dans la prière, et que vous en sortez encore plein de dévotion, avez-vous envie de parler alors à quelqu'un ? tournez-vous les yeux de côté et d'autre ? êtes-vous touché d'aucune curiosité ? ou plutôt ne dirait-on pas, à vous voir, qu'on vous a fermé la bouche avec un cadenas, et que vous êtes privé de tous vos sens ? D'où vient cela ? c'est que vous êtes occupé intérieurement à vous entretenir avec Dieu, et qu'en cet état vous ne songez point à chercher aucun divertissement au dehors. Au contraire, quand on aime à parler et qu'on est distrait et dissipé aux choses de dehors, c'est qu'il n'y a point de ferveur au dedans et que l'on n'y est occupé à rien. C'est la pensée du saint auteur de l'Imitation de Jésus. Pourquoi, dit-il (13), nous entretenons-nous si volontiers les uns avec les autres, quoique nous sachions qu'il est rare que la conscience n'en souffre ? C'est que nous cherchons de la consolation les uns auprès des autres dans nos entretiens ; que nous sommes bien aises de soulager notre cœur de mille pensées qui l'accablent ; et que nous prenons plaisir à parler des choses que nous aimons, ou de celles que nous craignons comme contraires à nos désirs. Nous ne saurions vivre sans quelque contentement, et n'en ayant point au dedans avec Dieu, nous en cherchons au dehors avec le monde : aussi ce qui fait que, dans la religion, on compte pour beaucoup les fautes extérieures comme de rompre le silence, de perdre le temps, et ainsi du reste , et qu'on les reprend sévèrement, c'est que, quoique d'elles-mêmes elles paraissent très légères, elles ont pourtant la marque d'une âme peu avancée dans la vertu. Un religieux montre bien par là qu'il n'a pas de disposition pour la spiritualité, et qu'il n'a pas encore commencé à goûter Dieu puisqu'il ne saurait s'entretenir seul avec Dieu dans sa cellule. Quand il n'y a point de serrure à un coffre, il ne vous en faut pas davantage pour juger qu'il n'y a dedans rien de fort précieux. Voilà ce que nous regardons dans ces sortes de choses, ce qu'elles marquent plutôt que ce qu'elles sont, et c'est pour cela que nous les jugeons si importantes.
(1) Ex hoc enim in eremo sancti Patres edocti summa cum diligentia observant sancta silentia, tanquam sanctae contemplationis causam. S. Hieron. in reg. Monac. c. 22.
(2) Praeclara ergo res est silentium, nihilque aliud quàm mater sanctissimorum cogitatuum. S. Diadoch. de perfect. spir. c. 7. in Biblioth. SS. Patr. tom. 3.
(3) Ducam eam in solitudinem, et loquar ad cor ejus. Os, 2. 14.
(4) Ecce ego lactabo eam. Ibid.
(5) Quid prodest solitudo corporis, si solitudo defuerit mentis ? Greg. in Job. 1. 30. c. 12.
(6) Ecce elongavi fugiens, et manci in solitudine. Ps. 54. 8.
(7) Lib. I. de Imit. Christi, c. 20.
(8) Exod. 5. 12
(9) Ex quo locutus es ad servum tuum , impeditioris et tardioris sum linguae. Exod. 4. 10.
(10) Jerem. 1. 6.
(11) Greg. l. 7. in Job.
(12) Valde namque insolens atque intolerabile, aestimant quidquid illud non sonat quod intus amant. Greg. ubi sup.
(13) De Imit. Christ. l. 1. c. 10.
R.P. Alphonse Rodriguez s.j., extrait de "Pratique de la perfection chrétienne", tome II : part. II, traité. II, chap. V, trad. par M. L'Abbé Regnier-Desmarais, Poitiers, Henri Oudin, 1866