Où voit-on aujourd'hui des traces de cette Foi vive et ardente, qui animait autrefois les premiers Chrétiens ? Que sont devenus ces miracles de constance, de fermeté, de désintéressement, de renoncement à soi-même, de dépouillement volontaire, et de tant d'autres vertus qui ont été les premiers fruits de la Foi dans sa naissance ? Où est le temps que l'on comptait les souffrances et les humiliations parmi les prospérités de la vie : et où est la soumission de cœur et la pureté de mœurs des premiers siècles ? Dans la vie qu'on mène aujourd'hui, qui est-ce qui pense comme il faut à la fin pour laquelle il a été créé ? Par quels principes et dans quelles maximes vit-on pour faire son salut ? Qui est-ce qui se considère en cette vie comme un voyageur banni de son pays, et gémit de s'en voir si longtemps éloigné : aussi que faisait ce Patriarche, dont nous parle l'Apôtre, qui regardait la terre que nous habitons comme le lieu de son exil, et tournait sans cesse les yeux vers cette sainte Cité, destinée aux Bienheureux, comme vers le lieu de sa véritable patrie ? Quelles frayeurs a-t-on de ce redoutable tribunal, où chacun doit rendre compte de ses actions à un Juge qu'on ne peut surprendre ? Quelle idée se forme-t-on de cette Éternité, heureuse ou malheureuse, qu'on attend dans l'autre vie ? Enfin où trouve-t-on aujourd'hui de la Religion, de la manière dont on vit dans le monde : où toutes les véritables marques de la piété sont presque détruites dans les mœurs des Chrétiens ? On n'est plus touché de ces grands sentiments de la sainteté et de la vérité de notre créance ; on n'a que de basses idées de nos Mystères : et l'on n'écoute presque plus les maximes de l'Évangile que comme des fables. Entre-t-il le moindre rayon de Foi dans le détail universel de notre conduite ? Est-ce dans nos affaires, où rien ne règne tant que l'intérêt ? Est-ce dans nos discours, où la dissimulation et le déguisement sont le plus en usage ? Est-ce dans nos assemblées, où la calomnie, la médisance, les intrigues triomphent davantage ? Est-ce dans notre commerce, dans nos entretiens, dans nos divertissements, ou bien dans nos occupations les plus sérieuses, que nous sommes chrétiens ? Y eut-il jamais plus de dérèglement dans la jeunesse, plus d'ambition parmi les grands, plus de débauche parmi les petits, plus de débordement parmi les hommes, plus de luxe et de mollesse parmi les femmes, plus de fausseté dans le peuple, plus de mauvaise foi dans tous les états et dans toutes les conditions ? Y eut-il jamais moins de fidélité dans les mariages, moins d'honnêteté dans les compagnies, moins de pudeur et de modestie dans la société ? Le luxe des habits, la somptuosité des ameublements, la délicatesse des tables, la superfluité de la dépense, la licence des mœurs, la curiosité dans les choses saintes, et les autres dérèglements de la vie sont montés à des excès inouïs. Que de tiédeur dans la fréquentation des Sacrements ! que de langueur dans la piété ! que de grimace dans la dévotion ! que de négligence en tout ce qu'il y a de plus essentiel dans les devoirs ! que d'indifférence pour le salut ? Quelle corruption d'esprit dans les jugements, quelle dépravation de cœur dans les affaires, quelle profanation des autels, et quelle prostitution de ce qu'il y a de plus saint et de plus auguste dans l'exercice de la Religion ? On voit des Pasteurs dans l'Eglise sans capacité, des Prêtres sans vertu, des Prédicateurs sans onction, des Directeurs sans fermeté, des dévots sans sincérité. II règne même jusque parmi les gens de bien une espèce de zèle aigre et amer, qui n'a rien de cette charité douce et bienfaisante qui est le caractère le plus essentiel du chrétien. Et tous les principes de la vraie piété sont tellement renversés, qu'on préfère aujourd'hui dans le commerce un honnête scélérat qui sait vivre, à un homme de bien qui ne le sait pas ; et faire le crime sagement sans choquer personne, s'appelle avoir de la probité selon le monde, dont les maximes les plus criminelles trouvent des approbateurs, quand elles ont pour auteurs des personnes dans l'élévation, et qu'elles sont accompagnées de quelque circonstance d'éclat. Car qui ne sait que dans ces derniers temps le libertinage passe pour force d'esprit parmi les gens de qualité, la fureur du jeu pour l'occupation des personnes de condition, l'adultère pour galanterie, le trafic des bénéfices pour un accommodement des familles, la flatterie, le mensonge, la trahison, la fourberie, la dissimulation pour les vertus de la Cour : et ce n'est plus presque que par la corruption et par le désordre qu'on s'élève et qu'on se distingue. Je ne dis rien de ces crimes noirs et atroces, qui se sont débordés dans cette malheureuse fin des temps, dont la seule idée est capable de jeter l'horreur dans l'esprit : je passe sous silence toutes ces abominations inconnues jusqu'à présent à la candeur de notre nation, dans l'usage des poisons, et que nos pères avaient entièrement ignorées : parce qu'on ne peut assez en détourner la pensée, et en supprimer la seule imagination. Enfin, pour exprimer en un mot le caractère de ce siècle, on n'a jamais tant parlé de morale, et il n'y eut jamais moins de bonnes mœurs ; jamais plus de réformateurs, et moins de réforme ; jamais plus de savoir, et moins de piété ; jamais de meilleurs Prédicateurs, et moins de conversions ; jamais plus de communions, et moins de changement de vie ; jamais plus d'esprit ni plus de raison parmi le grand monde, et moins d'application aux choses solides et sérieuses.

Voilà proprement l'image et la peinture de nos mœurs, et de l'état où est aujourd'hui parmi nous la Religion. Il est vrai qu'on peut dire que l'extérieur en subsiste encore par l'exercice réglé qui se fait des cérémonies, dont elle est composée ; mais est-ce dans l'extérieur que consiste notre Religion ? et de la manière dont nous vivons, ne sommes-nous pas de vrais Payens en toutes choses ? La corruption est universelle, le péché règne partout, la pénitence ne se fait presque nulle part ; et tout enfants de la colère que nous sommes, comme parle l'Ecriture, nous traînons dans la mollesse et dans le plaisir une vie qui ne devrait être qu'une pénitence perpétuelle. Vivrions-nous dans ces désordres, si nous avions de la Foi ?

René Rapin, extrait de La Foy des derniers siècles, pp. 318-323.