Charles Gay (1814-1891) : Porter sa croix
Chère bonne sœur, ta dernière lettre m'a bien ému. Je souffre de te voir tant souffrir, et, si je suivais une certaine pente, je me plaindrais à Notre-Seigneur de ce qu'il te crucifie ainsi au dehors, au dedans, tout entière, toujours et vraiment de plus en plus. Mais ce bon Maître m'arrête court en se montrant lui-même à moi, accablé de fardeaux sans mesure, couvert de blessures sans nombre et navré de douleurs sans nom. Il est pourtant le fils de toutes les complaisances, l'être tout immaculé, et il possède, en substance et par un droit natif, toute la gloire divine qu'il achète en souffrant ainsi. II n'y a que ce mystère de Jésus crucifié qui nous puisse expliquer les conduites de Dieu envers ceux qui lui appartiennent. Tiens donc ferme, pauvre petite sœur, soutiens l'épreuve ; étends d'abord ta prière et ton espérance, puis ton courage, à mesure que la peine s'étend ; appuyée sur ton crucifix, dis-toi que tu peux toutes choses, et crie à Dieu qu'il fasse absolument tout ce qu'il voudra. La paix est au dedans de nous ; je dis l'inaltérable paix des saints, qui est le commencement de la paix béatifiante du ciel. Monte plus haut que toi et perds-toi avec Jésus et Marie, dans l'infinie souveraineté des droits de Dieu. Là, dans cette foi, dans cette abnégation, dans cet abandon complet de ta personne, tu rendras à Dieu le culte suprême qu'il attend de toi, tu lui donneras joie et gloire, et tu mériteras qu'en retour lui-même soit ta gloire et ta joie. Il ne faut reculer devant aucun des sacrifices qui sortent des peines que tu as librement acceptées. Souviens-toi qu'il est écrit : « Celui qui persévérera jusqu'à la fin, c'est celui-là qui sera sauvé » ; à ceux qui hésitent en route, Jésus dit : « Est-ce que, vous aussi, vous voulez vous en aller ? » et à ceux qui le suivent : « C'est vous qui avez eu la généreuse fidélité de demeurer avec moi dans toutes mes tribulations... eh bien, je vous ferai asseoir avec moi sur un trône, à la droite de mon Père. » Regarde chaque chose qui se présente, à cette lumière : cela me rend-il plus semblable à Jésus-Christ et plus digne de lui ? Si oui, tout est bien. Il suffit que je contente mon Maître et parvienne à lui être plus unie. Chère enfant, Jésus a surtout enfanté en souffrant. Le mystère de sa paternité c'est celui de sa Passion. Il n'a pas lui-même annoncé l'Évangile au monde, mais il a envoyé ses apôtres pour enfanter les peuples à la vérité. Pour lui, après être resté sur la croix jusqu'au moment de sa mort, il s'est fixé dans le ciel, où il est caché pour nous, - et dans le Saint-Sacrement, où il s'immole encore, autant que son état glorieux le comporte. Ah ! je pense, devant cette destinée que nous voyons se dérouler pour toi, que tu dois, toi aussi, être féconde par la douleur et, retirée au dedans, là où sont les principes et les exordes des choses, enfanter par autrui, pour ce qui est de l'extérieur, et demeurer a peu près comme l'Eucharistie, qui est l'hostie de Dieu et des hommes. C'est dans cette mission de grâce acceptée, que tu trouveras le dernier dégagement humain que visiblement Dieu te demande.
Il se peut très lien que tu ne sois séparée de Jésus-Christ que par un voile très peu épais. Ce voile t'empêche de voir Notre-Seigneur (j'entends comme on peut le voir en ce monde) ; mais, de même que le cri poussé par Jésus en mourant a déchiré le voile du Temple juif, de même, probablement le dernier mot de ton sacrifice déchirera ce voile dont je te parle, ou du moins le fera tomber. Et alors tu sauras ce que contiennent ses infaillibles promesses ; le Seigneur fera toutes choses neuves et les anciennes s'en seront allées ; - lui-même essuiera toutes les larmes de nos yeux, et il n'y aura plus ni deuil, ni faim, ni misère, ni mort, ni quoi que ce soit du monde où se mêlait le péché. Je prie Dieu de hâter pour toi ce moment et, en te donnant d'abord la force, de te donner enfin et ensuite la délivrance.
Charles Gay, A sa sœur. Rome, 30 mai 1860. Extrait de "Correspondance", tome II, Tours, Maison Mame, éditeur.