R.P. Frédéric William Faber (1814-1863) : Le service de Dieu
Il y a vingt-quatre heures dans le jour, tant de jours dans une semaine, tant de semaines dans l'année. Nous avons des occupations variées et plusieurs manières d'employer notre temps ; le plus insouciant doit avoir au moins quelque notion générale et confuse de la distribution qu'il a faite de ce temps. Nous savons que le service de Dieu est la grande chose, ou plutôt qu'il est la seule chose autour de nous qui ait une vraie grandeur. Quelle partie de notre temps lui consacrons-nous ? Combien d'heures par jour donnons-nous à la prière, à la lecture spirituelle, à l'assistance à la messe, à la visite du Saint-Sacrement ou à d'autres exercices directement spirituels ? Du temps nécessairement réclamé par les obligations de notre état ou les devoirs de la société, quelle partie se passe avec quelque souvenir de Dieu ou avec une intention actuelle de faire nos actions ordinaires pour sa gloire ? Pouvons-nous donner à ces questions une réponse satisfaisante ? En outre, nous savons que nous n'aimons pas Dieu comme il faut si nous ne le mettons pas au-dessus de tout. Notre conduite prouve-t-elle que cette maxime est pour nous autre chose qu'une phrase vaine ? Un étranger qui suivrait d'un œil critique nos actions de chaque jour serait-il forcé de convenir que, quelles que soient d'ailleurs nos imperfections, il n'est rien que nous estimions à l'égal de Dieu ? Quand nous portons l'examen sur les intérêts et les affections de notre cœur préoccupé d'affaires, est-il clair pour nous que si Dieu n'y règne pas sans partage dans sa solidaire splendeur, du moins, il y prend sans difficulté le premier rang parmi les autres amours ? Ce n'est pas exiger beaucoup, et cependant pouvons-nous l'affirmer ? Nos actes intérieurs ou extérieurs sont presque aussi nombreux que les battements de notre pouls ; combien en est-il qui soient pour Dieu ? Je ne dis pas qui soient directement religieux, mais qui d'une manière quelconque soient pour Dieu ? Quand même nous serions sûrs qu'une intention virtuelle nous a donné réellement assez de vigueur et de vitalité pour nous soutenir pendant un jour tout entier à travers la multitude de choses que nous avons eues à penser, à dire, à faire et à souffrir, - et certes c'est là une concession assez large, - croyons-nous que cet acte produit le matin nous dispense de penser davantage à Dieu, et ne doit-il pas avoir été formé avec une bien grande intensité, pour persévérer ainsi pendant vingt-quatre heures, malgré les résistances du milieu dans lequel se passe notre vie ? Pour me servir d'une locution toute nationale, sommes-nous vraiment confortables en ce point ? Sommes-nous sûrs de la manière dont nous entendons l'intention virtuelle et comment nous a satisfaits par le passé l'application de notre théorie ?
Dieu ne fait pas librement sa volonté dans le monde ; ce qu'il obtient, c'est par la lutte qu'il l'emporte ; or, ce qui est vrai du monde en général l'est aussi de notre propre cœur. Quoique nous aimions Dieu, et très sincèrement, il lui faut disputer notre amour à la tyrannie de nos affections terrestres ; les préférences de notre nature corrompue ne sont pas pour lui ni pour ce qui le concerne. Ainsi, il arrive chaque jour que ce qu'il veut se trouve en opposition avec ce que nous désirons ou ce qu'exige le monde ; il nous faut opter, sans cesse notre libre élection doit choisir entre Jésus et Barabbas, est-ce toujours à Dieu que nous donnons la préférence ? Ou si quelquefois les surprises, les premiers mouvements, l'impétuosité, la faiblesse nous égarent, n'est-ce jamais avec malice, délibération, parfaite connaissance, que nous ne donnons à Dieu que la seconde place ? Dans les innombrables occasions où ce conflit se présente, combien de fois la victoire est-elle à Dieu ? Et même dans ce cas est-ce une victoire facile, et n'a-t-il pas à faire longuement le siège de nos cœurs, à appeler renforts sur renforts de grâces nouvelles jusqu'à ce qu'enfin il semble en appeler à sa toute-puissance pour amener notre volonté libre à se rendre ? Quant au degré d'application que nous apportons à ce que nous faisons pour Dieu, quel contraste entre notre négligence et la prévoyance, l'énergie, la persévérance avec lesquelles nous poursuivons nos intérêts ou les objets terrestres de notre amour ! Avons-nous lieu d'être satisfaits des résultats de notre examen ?
Toutes ces questions sont, il est vrai, puériles et tout à fait élémentaires ; mais ce qu'elles nous ont appris nous afflige plus que ne l'a fait le tableau de l'ignorance, de l'aversion et de l'indifférence de la grande masse des hommes ; car, puisque nous professons être les champions de Dieu, notre place devrait être à son côté. Nous vivons environnés par sa grâce comme par l'air que nous respirons, nos intelligences sont éclairées par les splendeurs de la céleste vérité, nos cœurs reposent dans la douce captivité des mystères victorieux de l'incarnation, notre vie trouve mille douceurs dans les sacrements, et chacun de nous est le centre d'un monde tout entier d'invisibles grandeurs et de miracles spirituels. Et malgré tout cela, la recherche minutieuse que nous venons de faire nous force à reconnaître que la mesure de notre amour est bien petite. Méditons là-dessus dans les ténèbres de Gethsémani, sur la voie de la croix, en présence des abandonnements du Calvaire ! Considérons-le à la lumière de l'immense amour de la création dont nous avons déjà contemplé la munificence prodigue, l'incomparable tendresse et la miséricorde en quelque sorte exagérée ! Est-ce donc là tout le retour que le Créateur peut attendre de sa créature même quand elle est sainte, bonne et fidèle ? Est-ce donc là toute la part de Dieu dans le monde, son paradis de délices, la portion de son empire où sa souveraineté est encore reconnue ? Bonté du ciel ! Mais nous sauverons-nous si nous continuons de la sorte ? Sommes-nous réellement en état de grâce ? Toute notre vie spirituelle n'est-elle pas une illusion ? Et ne sommes-nous pas, après tout, les ennemis plutôt que les amis de Dieu ? Oh, non ! La foi vient à notre secours ; tout est bien, quoique vraiment tout soit mal ; nous sommes certainement dans la voie du salut, et nous répétons ce que nous avons redit maintes fois par jour : quel Dieu est le nôtre ! Quelle incroyable patience, quelle indulgence sans limites, quelle incompréhensible facilité à se contenter de si peu ! Que la honte du moins nous excite à faire davantage pour Dieu et à l'aimer d'un amour un peu moins infiniment différent et éloigné de celui avec lequel nous ne pouvons, quoi que nous fassions, l'empêcher de nous aimer.
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Nous sommes de toutes parts environnés de mystères ; nos rapports avec Dieu en sont pleins : notre froideur et son amour, sa longanimité et notre insolence… Nous ne savons ce qui est le plus étrange, le plus inexplicable. Si nous considérons attentivement combien peu nous aimons Dieu et de quelle manière nous le lui témoignons, nous serons forcés de reconnaître que les hommes n'accepteraient pas les uns des autres un pareil service ; ils le rejetteraient avec mépris, ils le regarderaient comme une insulte. Un père déshériterait son fils, un ami romprait avec son ami le plus tendre si on répondait à leur amour comme nous répondons à celui de notre Père céleste. Cependant c'est le Dieu éternellement béni à qui, étant ce qu'il est, nous osons, étant ce que nous sommes, offrir ce semblant moqueur d'adoration ! Va-t-il ouvrir les cieux, lancer sur nous ses traits enflammés, nous annihiler à jamais, pour que nous ne soyons pas plus longtemps la honte de son admirable création ? Ou bien rejettera-t-il notre service avec indignation ou du moins avec une dédaigneuse indifférence ? Nous ne comprenons pas aisément pourquoi il ne le fait pas ! Mais, tout au contraire, il daigne accepter et récompenser notre pitoyable affection, et ses récompenses et ses bénédictions nous égarent ; car nous commençons à mesurer nos mérites d'après la grandeur de ses récompenses et non d'après leur bassesse réelle ; nous croyons l'avoir traité avec une grande générosité dont sa munificence même est la preuve, tandis que, au contraire, nous trouvons qu'il demande beaucoup de nous ; notre esprit ne voit plus ses droits, notre cœur ne les sent pas. Et Dieu voit tout cela, et il n'en témoigne rien, non qu'il soit insensible à notre ingratitude, mais parce qu'il ne veut même pas la voir. On ne peut concevoir d'amour plus tendre que celui du Très-Haut qui a prédestiné de toute éternité, puis tiré du néant les objets de son choix et de sa prédilection. Cependant Dieu ne paraît pas sentir notre froideur et notre perversité ; il paraît, au contraire, priser ce que nous lui donnons et jouir de sa possession. Il voulait davantage ; il avait posé d'autres conditions, il demandait plus qu'il n'a obtenu, mais il ne se plaint pas, et ne pouvant faire accepter ses conditions, il se contente des nôtres.
Est-il possible que ce soit de Dieu que nous osons parler de la sorte ? Pourquoi nous tous, ses enfants, ne formons-nous pas une ligue pour consoler son cœur ? Et vous, anges du ciel, pourquoi votre adoration de sa divine majesté ne se change-t-elle pas toute en larmes ?
R.P. Frédéric William Faber, extrait de "Le Créateur et la créature ou les merveilles de l'Amour divin", trad. par M. l'abbé de Valette, Paris, Ambroise Bray, 1858