Le Pont J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme, Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime, Etait là, morne, immense ; et rien n'y remuait. Je me sentais perdu dans l'infini muet. Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile, On apercevait Dieu comme une sombre étoile. Je m'écriais : - Mon âme, ô mon âme ! il faudrait, Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît, Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches, Bâtir un pont géant sur des milliers d'arches. Qui le pourra jamais ? Personne ! O deuil ! effroi ! Pleure ! - Un fantôme blanc se dressa devant moi Pendant que je jetai sur l'ombre un œil d'alarme, Et ce fantôme avait la forme d'une larme ; C'était un front de vierge avec des mains d'enfant ; Il ressemblait au lys que la blancheur défend ; Ses mains en se joignant faisaient de la lumière. Il me montra l'abîme où va toute poussière, Si profond que jamais un écho n'y répond, Et me dit : - Si tu veux, je bâtirai le pont. - Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière. - Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : - La prière. Victor Hugo (1802-1885) Les Contemplations |