Poésies d'inspiration chrétienne



Le récit de la grand'mère

« Nolite timere eos qui occidunt corpus…
Ne craignez pas ceux qui tuent le corps… »
(Matt X, 28
)

I.

Les petits avaient lu leur grand livre d'étrennes,
Beau livre aux tranches d'or, aux dessins éclatants ;
Plein d'anges, de démons, plein de rois et de reines,
Plein de bons vieux récits contés aux bons vieux temps.

Là, des anges berçaient, avec leurs ailes bleues,
Les enfants bien soumis, bien pieux, bien savants ;
Là, des ogres chaussaient leurs bottes de sept lieues,
Couraient sus aux vauriens et les mangeaient vivants…
Là, les grands loups des bois guettaient les téméraires :
L'humble Chaperon-Rouge avait le sort qu'on sait ;
Plus loin, fuyaient sans bruit les sept bons petits frères,
Sauvés du coutelas par le petit Poucet…

Quand les enfants ravis eurent bien vu leur livre,
Bien ri de l'ogre informe aux dents de caïman,
Le plus fort agrafa les deux fermoirs de cuivre,
Et tous vinrent s'asseoir près de la grand'maman.
Leurs mains avec amour saisirent sa main blanche,
La mirent sur leur front, avant d'aller dormir ;
Et tous, interrogeant son regard qui se penche,
Demandèrent un conte, un… à faire frémir !
« Mère, en est-il encor, comme dans cette histoire,
De ces ogres, mangeurs de petits comme nous ?… »
La grand'maman sourit à l'aimable auditoire
Qui, pour mieux écouter, grimpait sur ses genoux.
« Grand'mère, tout un jour, nous avons été sages ;
Nous voudrions, pour rire, avoir peur cette nuit.
Dites, avez-vous vu, dans l'air, comme aux vieux âges,
Des monstres qui, le soir, vont à cheval sans bruit ?…
Pourrait-il en venir là-haut, dans notre alcôve,
Secouer nos rideaux et notre oreiller blanc ?
Avez-vous vu leurs yeux, leurs griffes, leur front chauve ?
Parlez ; nous aurons peur, ou nous ferons semblant. »
« - Non, mes fils, oubliez d'inutiles chimères ;
Tous ces ogres mangeurs n'ont jamais rien mangé !
D'ailleurs on ne croit plus aux discours des grand'mères :
Le monde est si méchant ; le monde a tant changé !…
- Mère, nous vous croirons. – Non ; dormez, reprit-elle.
L'ogre ne viendra point rôder près du manoir ;
Il ne secouera point vos rideaux de dentelle ;
Dormez !… Pourtant, mes fils, je sais un monstre noir… »


II

Les enfants attentifs, retenant leur haleine,
S'envoyaient l'un à l'autre un sourire joyeux ;
Quand la voix de l'austère et douce châtelaine
S'affaiblit, et deux pleurs tremblèrent dans ses yeux.
« Comment ! ce monstre noir vous-même vous effraie,
Mère ? – Il est si cruel ! – Existe-t-il vraiment ?
- Chers enfants, il existe, et son histoire est vraie.
- Qui menace-t-il ? – Vous. – Quand donc ? – A tout moment…
Ce n'est pas une fable, un récit que j'invente,
Pareil aux contes bleus de ce gai chroniqueur ;
Mes lèvres ont frémi, mais c'est bien d'épouvante :
Les larmes de mes yeux viennent bien de mon cœur.
Qu'importent les dragons qui vomissaient la flamme,
Les ogres qui buvaient le sang comme du vin ?…
Ils en voulaient aux corps ; ce monstre en veut à l'âme,
A l'âme blanche encor du baptême divin.
Il crache au front béni des petits de votre âge,
Ce démon les salit de sa bave d'enfer ;
Il prend leur cœur si pur, si faible ; et, dans sa rage,
Il l'écrase, ou l'enchaîne en des cercles de fer.
Pauvres enfants, espoir de notre pauvre France,
Il vous cherche à toute heure, il vous guette en tout lieu ;
Mais il a, pour sa haine, un lieu de préférence,
Un repaire choisi ; c'est… l'école sans Dieu.
Il en chasse la croix, d'où Jésus nous appelle,
Nous tous que la douleur ou la vie a brisés.
Il ose y bannir Dieu du livre qu'on épèle ;
Il y ronge la foi dans les cœurs baptisés…
Jadis il égorgeait des femmes sans défense,
Des prêtres, des vieillards, sur l'ignoble échafaud ;
Plus cruel, dans l'école, il aveugle l'enfance,
Il lui crève les yeux, en hurlant : Il le faut !
Je ne veux plus qu'on ciel on lève la paupière ;
Le ciel, n'en parlez plus, à moins de blasphémer !…
Il ricane de tout, même de la prière,
De Jésus qui nous aime et qu'il défend d'aimer.
Il défend de chérir notre vieille patrie.
Notre France, nos rois, nos héros et nos saints ;
A la place, il nous montre une terre flétrie,
Rouge de sang, foulée aux pieds des assassins !…
Il verse aux cœurs d'enfants le vice et le mensonge :
Ne crains rien, leur dit-il, vole et désobéis !…
Toute mon âme, à moi, se serre, quand j'y songe :
Les Français, dans vingt ans, n'auront plus de pays !…
Sous mon toit, qu'à la France on soit toujours fidèle ;
Que l'on y soit fidèle au Sauveur mort pour nous !… »

La grand'mère s'est tue ; mais, sans bruit, autour d'elle,
Ses benjamins priaient et pleuraient à genoux.

Victor Delaporte, S.J.

In "Le Messager du Cœur de Jésus", Décembre 1886



A propos des mesures anticléricales prises en France par le parti républicain à partir de 1879, cf. notre dossier sur le Sacré-Cœur de Jésus, annexe 5. Rappelons pour mémoire que c'est le 28 mai 1882 que fut votée la loi définissant la laïcité de l'école, et que les crucifix furent retirés des murs des écoles publiques. Paul Bert, ministre de l'Instruction publique, avait déclaré en juillet 1881 : "L'école symbolise la science, reine des temps modernes ; l'Eglise symbolise la foi, reine des temps obscurs et passés. Et le curé c'est l'homme de foi contre l'homme de science… Abandonnons donc cette pauvre école qui s'étiole à l'ombre de l'Eglise, et tournons-nous vers l'école de l'avenir, l'Eglise libre et ensoleillée". Il écrira de nouveau en 1883 : "La religion qu'il s'agit de combattre, la seule, est celle qui inscrit au registre de ses baptêmes les quatre-vingt-dix-sept centièmes des enfants de ce pays…"


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