Défense du Catholicisme

24 novembre 2006





"Présumés Innocents" : l’art contemporain devant les juges.

L’utopie est toujours merveilleuse, elle comble nos désirs secrets, calme nos frustrations et remplit notre imaginaire. Il faut du temps pour qu’elle révèle son impossibilité et ses effets collatéraux catastrophiques. Voici une histoire pour raconter un processus de retour à la réalité.

De juin à octobre 2000 a lieu une exposition de prestige au CAPC de Bordeaux : « Présumés Innocents ». Cet événement célèbre le millénaire en rassemblant 200 œuvres de 80 artistes, de tout pays, particulièrement célèbres. Le thème qui les rassemble est l’enfance. Les médias sont unanimes : Bordeaux est une ville dont le rayonnement culturel dépasse les frontières, c’est une référence mondiale dans le milieu de l’art. On y trouve même le zeste de scandale nécessaire à la bonne réussite de ce genre de manifestation : la réaction hostile du maire de Bordeaux, Alain Juppé, qui a néanmoins financé l’exposition mais refuse de l’inaugurer et que ses services culturels l’annoncent en ville sur les affichages municipaux.

Élitistes contre populistes

Il faut attendre la rentrée scolaire pour entendre les premières protestations, en particulier de la part des parents d’élèves. Le 24 octobre une plainte est déposée par l’association La Mouette dont l’objet est la lutte contre la pédophilie. En effet, plus de 1500 enfants, de la maternelle aux classes terminales, ont visité l’exposition.

Les deux chefs d’accusation sont redoutables : « Diffusion d’images à caractère pédopornographique » et « Corruption de mineurs par exposition de documents portant atteinte à la dignité des enfants » (vidéos, photos, installations etc.). Vingt œuvres sont incriminées dans le genre de la vidéo de Elke Krystufek : l’artiste se masturbe avec un concombre avant de se coudre le sexe…

La polémique apparaît dans les journaux. Deux camps s’affrontent. D’un côté les associations plaignantes perçues par les médias de grande diffusion comme une nouvelle forme de « populisme », de poujadisme moral. De l’autre, le milieu officiel qui défend sa politique culturelle. Le ministre de la Culture, Jean Jacques Aillagon, vient au secours du directeur du CAPC mis en cause, Henry-Claude Cousseau, respectable haut fonctionnaire aujourd’hui directeur de l’école des Beaux-Arts de Paris.

Il existe en effet un certain consensus de la part des personnalités « éclairées » en faveur de ce genre de manifestations… Jusque parmi les ecclésiastiques : Mgr Rouet dans son livre L’Église et l’Art d’avant-garde » (Albin Michel, 2002), signale le courage des artistes mis en cause : « Loin d’offrir une image idyllique de l’enfance, ils ne baissent pas les yeux devant sa violence… Les artistes tentent de sonder le chaos des pulsions en liberté » (p.22). Il regrette l’attitude des associations qui ont porté plainte : « Elle s’inscrit dans l’inflation des pratiques répressives exercées aussi bien par le pouvoirs politiques que par certaines associations de défense de la moralité publique » (p. 23).

L’art officiel au tribunal

Quelle ne fut donc pas la surprise quand en novembre 2006, le parquet de Bordeaux annonça la mise en examen, après six ans d’enquête, d’Henry-Claude Cousseau, des commissaires d’exposition Marie-Laure Bernadac et Stephanie Moisdon-Tremblay, et il n’est pas exclu que quelques artistes le soient également. Commotion dans le milieu de l’art !

Jean-Jacques Aillagon déclare dans Libération que « ce serait un recul effrayant de la liberté d’expression si l’on venait à considérer qu’Henry-Claude Cousseau a commis un délit » (“Libération”, 20 novembre 2006). Dans le même quotidien, l’actuel ministre Donnedieu de Vabres renchérit : « Il est important de laisser à l’artiste ce degré de liberté supplémentaire, par rapport au commun des mortels, qui lui permet de représenter et dénoncer les maux de la société ». Sous le choc, le milieu de l’art se mobilise, les pétitions, cette pratique démodée, refont surface.

Que s’est -il passé ? Six ans ont passé… Le monde a changé et les Français ont connu, parmi d’autres épreuves, les péripéties des affaires Dutroux et d’Outreau.

L’“AC” contre l’“AA” [1]

Le discours légitimant, jusque-là admis, de « l’art contemporain » (AC) avec sa fonction critique et sa remise en cause (bénéfique) de tout ordre, apparaît plutôt de l’ordre du cynisme que d’un grand projet humanitaire… L’AC bénéficie cependant de l’ancien privilège de « l’art-art » (AA) qui admet la transgression des normes par les artistes. Cette liberté s’appliquait à la création d’œuvres ou l’artiste opérait une transposition formelle de la réalité, comme, par exemple, peindre un tableau, écrire un roman. On ne pouvait lui reprocher la moralité du sujet ou des personnages car la fiction opérait une distanciation qui permettait de voir. L’art était justement ce travail de transposition, cette alchimie de la mise en forme qui faisait que l’on pouvait donner à voir, comme dans un miroir, la réalité en face sans mourir.
Le problème est que l’AC ne fait pas ce type de travail, il prétend « présenter » la réalité telle quelle. Et là, tout se gâte…

Ainsi parmi les œuvres de l’exposition on peut voir la photo d’une petite fille maquillée comme une femme et nue dans son bain, elle n’est pas peinte, elle est vraie [2]. De même sur les vidéos incriminées, des enfants en chair et en os sont pris par l’objectif du photographe.

Un problème se pose : quelle différence peut-il y avoir entre l’artiste qui montre une photo ou une vidéo où se trouvent des enfants dans des situations équivoques et un fabricant de produits pornographiques à vocation commerciale poursuivi par la loi ? La différence n’est pas dans la forme et l’apparence de « l’œuvre », mais dans le statut d’artiste de celui qui l’a créée et dans la reconnaissance des institutions qui l’expose.

Il faut donc avoir foi en l’AC pour admettre la différence. Or cette foi vacille : l’art contemporain est en pleine métamorphose, et beaucoup s’interroge.

L’AC du XXIe siècle et la loi

Théoriciens de l’AC et champions de la post-modernité, Yves Michaud et Nicolas Bourriaud se réjouissent du décloisonnement total de l’art au point que tout ce qui ne l’était encore pas l’est devenu dans l’espace de ces cinq dernières années. Lorsque Bernard Arnault ouvre son Musée Louis-Vuitton au dernier étage de son magasin des Champs-Elysées, c’est pour y exposer les « œuvres d’art » du styliste Marc Jacobs, c’est-à-dire les sacs à main vendus à l’étage inférieur.

Ces objets, rebaptisés icônes (sic), sont entourés d’« œuvres d’art », ayant pour thème des modèles de sacs-à-main Louis-Vuitton, créés par des designers, étalagistes, scénaristes, publicistes, stylistes : les « icônes » intouchables voisinent les produits de luxe. Il n’y a plus de frontières entre AC et les métiers de la création. Une des artistes de « Présumés Innocents », Sylvie Fleury, expose aussi au Musée Vuitton un sac, modèle « Keepall » coulé en bronze. Est-ce une œuvre d’art ou un objet publicitaire ?

La postmodernité en fait sans hésitation de « l’art contemporain », et ses théoriciens ne sont pas choqués par la servitude mercantile. Dans cette ambiguïté, les artistes trouvent de fructueuses ressources financières mais ne comprennent pas que leur immunité juridique s’en trouve fragilisée. L’effondrement des frontières entre l’AC et le monde de la production commerciale va compliquer la tâche des artistes quand ils voudront faire état de leur privilège devant les tribunaux.

Et c’est là que l’on comprend avoir changé d’époque. Le milieu de l’art n’a semble-t-il pas conscience de l’évolution et aimerait jouer sur tous les tableaux, en l’occurrence la critique sociale et le service rémunérateur rendu aux marchands. Est-ce possible sans devenir schizophrène?

« C’est inimaginable! » s’exclame dans Libé Annette Messager, une artiste de « Présumés Innocents », très scandalisée. « Pour moi, l’art doit questionner et déranger. Il propose une interprétation du réel qui doit interpeller. Pas de jolies couleurs et des tapisseries à fleurs. Dans notre société avec ce flux d’images, ces campagnes de pub qui fabriquent des scènes de guerre pour vendre des vêtements, de telles poursuites c’est dérisoire ! »

Certes, mais contrairement aux artistes, les publicitaires ont à répondre devant la loi. Les mises en scène équivoques d’enfants, les images racistes, blasphématoires, pornographiques, sont passibles des tribunaux et ne peuvent apparaître dans l’espace public, notamment sous forme de publicité. Annette Messager invoque, comme il y a cinquante ans, le droit et le devoir de critiquer la pub qui détourne la réalité n’a pas vu le monde changer… car il devient de plus en plus difficile en 2006 de départager le publicitaire et l’artiste.

Quelle différence en effet entre une photo de Bettina Rheims représentant des enfants nus pour une campagne de pub d’Evian (retirée par la marque par crainte d’être mal perçue) et un autre photo de la même artiste exposée dans un musée? Où finit le publicitaire et où commence l’artiste? La plus grande confusion s’installe dans les esprits.

Il y a désormais un mixage entre l’AC et la publicité. Les publicistes se sont eux-mêmes beaucoup inspirés des images trash et gore de l’AC, et des stratégies psychologiques qui leur sont propres… notamment en utilisant les leviers de la culpabilisation et de la mentalité victimaire. Ainsi on a vu apparaître de très esthétiques affiches, comme celle représentant une femme ravissante dont on peut penser par le désordre de sa toilette qu’elle vient de subir un viol. Elle est recroquevillée de façon pathétique… sur son magnifique sac Hermès.

Les nouveaux sanctuaires de la pédagogie

D’autres logiques fatales et confusions sémantiques viennent embrouiller cette affaire. La plainte n’aurait jamais été déposée si le musée était resté un lieu où l’on va si l’on veut. Il est devenu un sanctuaire de l’éducation citoyenne où l’on emmène, en autocar, un public captif de vieillards et d’enfants. C’est désormais automatique : la noria du public scolaire s’est mise en route car elle est indispensable à l’équilibre financier de tout centre culturel. Les enfants sont donc venus : soixante-dix enseignants ont fait visiter « Présumés Innocents » à 1500 enfants, entre le 8 juin et le 1er octobre 2006.

Sur les enseignants qui ont accompagné les enfants et qui ont été interrogés lors de l’enquête de police, 68 d’entre eux n’ont émis aucune réserve et ont loué « la pertinence des questions de société soulevées par l’exposition ». Toux voient dans l’AC une fonction hautement pédagogique essentielle à l’éducation des enfants. C’est un fait nouveau.

Car il faut savoir que dans l’art au sens classique (et même moderne) du terme, les prétentions pédagogiques, éducatives et morales, sont considérées comme une bigoterie insupportable. L’art se situe sur un autre plan : c’est celui de la sensibilité, de la délectation, de la contemplation. L’artiste peut tout dire s’il trouve la forme sensible pour le dire. Beauté, force expressive de la forme, sont la véritable raison d’être de l’œuvre. Discours et sujet sont considérés comme des prétextes de l’œuvre et non sa fin. C’est la raison pour laquelle l’art échappe en principe au jugement moral et l’artiste bénéficie d’une certaine immunité.

L’AC au contraire se veut éducateur et donneur de leçons. En se plaçant sur le plan moral, il doit accepter d’être jugé moralement. On ne peut pas ici jouer sur tous les tableaux.

C’est une ligne de défense qui devient difficile à maintenir.

Le grand argument de la défense

Quel argument de défense reste-t-il aux artistes dans cette affaire judiciaire ? L’avocat de l’inculpé, maître Emmanuel Pierrat, invité à l’émission télévisée de Frédéric Taddeï du 20 novembre 2006 sur France 3, a dévoilé l’essentiel de sa plaidoirie : « L’innocence des artistes et des œuvres d’art. » En effet, l’AC prétend montrer la réalité comme elle est. L’artiste n’interprète pas, il présente. Si les choses qu’il donne à voir sont moches ou mauvaises, ce n’est pas de sa faute. Le monde est comme ça ! La perversion, ici en l’occurrence la pédophilie, n’est pas dans l’œuvre qui est objective, donc pure, mais dans le regard vicieux du « regardeur » [3].

C’est ce que l’avocat plaidera au tribunal, profitant d’une circonstance troublante : les vidéos et autres pièces à conviction ont disparu. Que voulez-vous, l’AC est un art éphémère qui ne vaut que par le contexte où il se trouve ! Il n’y a donc pas d’autres preuves (le catalogue n’ayant pas été retenu). Il n’y a que « pur fantasme » des regardeurs, selon l’expression de Henry-Claude Cousseau (Le Monde, 23 novembre).

Si le ministère public se laisse convaincre par cette plaidoirie, il restera à faire le procès des « regardeurs » et à inculper les associations, les enquêteurs, les juges, les enfants qui ont posé un regard de pédophiles sur ces innocentes œuvres d’art.

Les logiques fatales sont vraiment fatales…Comment le juge pourra-t-il démentir une telle évidence, résultant d’une politique culturelle qui a maintenant un quart de siècle ? La grande presse évoque « l’insupportable censure », mais soudain on s’interroge : c’est le ministère qui est mis en accusation et ce sont les médias qui crient à la censure ! Alors où sont les censeurs ? Il faut bien se rendre à l’évidence : les censeurs sont les méchantes victimes, ces « Présumés innocents » qui sont l’incarnation du mal…

Lors de la « querelle de l’art contemporain » [4], le ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy déclarait au Monde : « L’art contemporain est en phase avec le malaise d’une société. Son intérêt consiste à déranger » (15 avril 1997). Voilà une administration qui aura pleinement rempli son programme, ce n’est pas donné à tous les ministères.

Aude de Kerros

Notes
[1] L’AC: l’art contemporain (voir à ce sujet Christine Sourgins, les Mirages de l’Art contemporain, La Table Ronde, Paris 2005). L’AA : l’art-art.
[2] “The Women in the child”, photo de Garry Gross, 1975.
[3] Les « regardeurs » : le public, selon la formule des théoriciens de l’AC. Ils sont censés faire partie de l’œuvre au même titre que l’artiste.
[4] À propos d’une controverse provoquée par la parution en 1997 de quatre ouvrages critiques « pour ou contre l'art contemporain » de Jean Clair, Philippe Dagen, Catherine Millet et Yves Michaud (Ndlr).

Source : Fondation de service politique



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